Interview d'Isabelle Baraud Serfaty

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Numériser la réglementation d'usage de notre voirie, c'est beaucoup plus qu'une approche technique ou juridique. C'est donner des moyens de connaissance et d'action aux acteurs de la ville. Pour anticiper l'impact de ces changements, il est nécessaire d'élargir son champ de vision et de prendre du recul. Nous avons choisi d'aller à la rencontre de celles et ceux qui portent un regard différent sur l'espace public. Dans son ouvrage Trottoirs !, Isabelle Baraud Serfaty propose de changer de perspective sur cet objet du quotidien, qu'on a souvent tendance à fouler aux pieds.

Isabelle, tu es l’autrice de Trottoirs ! Une approche économique, historique et flâneuse aux éditions Apogée. Comment en es-tu arrivée à t’intéresser au sujet du trottoir ?

Je suis consultante en économie urbaine. Dans le cadre de ma structure Ibicity, je réalise des missions opérationnelles, du montage de projets d’aménagement ainsi que l’étude des dimensions stratégiques et des sujets de recherche par exemple sur la question de la gratuité. J’interviens également au sein de l’École Urbaine à Sciences-Po.

L'ouvrage Trottoirs! d'Isabelle Baraud Serfaty aux éditions Apogée

L'ouvrage Trottoirs! d'Isabelle Baraud Serfaty aux éditions Apogée

Pourquoi me suis-je intéressée au trottoir ? C’est sans doute lié à ma définition de l’économie. L’économie gère la rareté : qui regarde le gateau, et qui tient le couteau ? Je m’intéresse beaucoup à comprendre qui sont les opérateurs et comment ils agissent. De mes formations en école de commerce et en urbanisme, je retiens que l’économie et l’urbanisme ont en commun cette question du partage.

Le trottoir est un espace rare avec de plus en plus de gourmands. Or la question du partage du trottoir n’est que rarement posée contrairement au partage de l’espace public ou même de l’espace avec l’aménagement et l’urbanisme. Le trottoir est vu comme l’espace du piéton uniquement, alors qu’en réalité c’est le lieu de plein d’autres occupants, légitimes ou non.

Plus récemment sont entrées en compte les dimensions numérique et écologique autour du trottoir : le rôle des applis de guidage, mais aussi de commandes de repas, de livraison ou encore de mobilité partagée avec les trottinettes et les vélos en free floating. Avec le réchauffement climatique, le trottoir apparaît aussi comme l’espace en ville permettant de planter des arbres, des végétaux, des fontaines rafraichissantes, entre autres.

Mais la “bataille du trottoir” n’est pas un sujet nouveau : depuis des siècles il a été le théatre de la répression des boutiquiers (exemple de l’empereur Domitien à Rome au 1er siècle après Jésus-Christ), des riverains contre les terrasses, puis celui de la lutte contre les objets représentant une modernité qu’on ne veut pas : les poussettes au 19ème siècle ont été décriées car considérées comme des “voitures renfermant des enfants poussées par les mères ou des bonnes” et mauvaises pour la santé des enfants. Plus récemment 2017 a connu la “bataille” contre les vélos en free floating, 2018 contre les trottinettes, 2021 contre les terrasses éphémères et les coronapistes, 2022 les dark stores. Je fais le pari que les prochaines batailles opposeront l’arbre et le banc, la fontaîne rafraichissante et le piéton.

Je m’intéresse à ces conflits qui traduisent autant l’évolution de la ville que les antagonismes séculaires entre ses usagers.

Quelle évolution de la ville vois-tu à travers celle de ses trottoirs ?

L’histoire des trottoirs est aussi une histoire des technologies dans la ville. Dans son livre sur les chiffonniers de Paris Antoine Compagnon décrit comment les trottoirs se généralisent au 19ème avec la création des grands réseaux d’infrastructures : adduction d’eau, assainissement, éclairage, propreté. Aujourd’hui, avec l’importance prise par les plateformes numériques dans la délivrance des services urbains aux habitants des villes, on peut parler d’un basculement de la ville des infrastructures à la ville des plateformes. De multiples acteurs, publics mais aussi privés, commencent à utiliser le trottoir comme une plateforme de mise en relation avec leurs utilisateurs. En Amérique du Nord, Google a même nommé sa filiale chargée des services urbains Sidewalk Labs, ce qui signifie “les laboratoires du trottoir”.

Justement, l’approche américaine semble privilégier le curb, notion plus large que le trottoir français. On parle de curb management pour la gestion de l’espace situé entre la partie roulante de la chaussée et le mur des immeubles. Qu’en penses-tu ?

Le curb reste un sujet très américain. La terminologie européenne du “trottoir” est liée à sa physionomie très changeante selon les villes et les quartiers : les caractéristiques du stationnement permettent presque de deviner le quartier où l’on se trouve. Le curb management fonctionne sans doute davantage dans une logique nord-américaine où l’on rencontre une grande uniformité des modes de stationnement et des profils de rue.

Est-ce que le curb est une ligne, un trait, ou une bande qui inclut le stationnement et la partie technique du trottoir ? Dans tous les cas, c’est un espace qui mérite d’être physiquement précisé, mais il est certain qu’il permet de faire l’articulation entre la dimension mobile de la rue (la chaussée) et sa dimension statique (le trottoir et la bande de stationnement).

Y a-t-il un trottoir ou des trottoirs ?

La physionomie des trottoirs français est très hétérogène. En France il n’y a pas deux trottoirs identiques ! C’est assez évident, mais comme le trottoir est un objet urbain très largement invisibilisé, le plus souvent, on ne le regarde pas.

C’est un de mes étonnements de la phase d’écriture de mon livre : la place du riverain dans l’histoire du trottoir. C’est largement le rapport aux riverains et aux activités riveraines qui structure le trottoir. Celui-ci est étroitement lié au commerce notamment, avec une forte dimension marchande. Mais il n’y a pas de normes, on est dans l’empirique. Certaines périodes critiques comme la sortie du confinement ont permis de mettre en évidence par exemple l’étroitesse de certains trottoirs quand s’est posée la question de la “distanciation physique” liée à la pandémie. La carte de Vraiment Vraiment sur les rues de Paris à partir des données de l’APUR est évocatrice.

Carte des rues de Paris réalisée à partir des données de l'APUR, en rouge sont représentées celles dont les trottoirs ne permettaient pas de respecter la distanciation sociale (2,5m) © Vraiment Vraiment

Carte des rues de Paris réalisée à partir des données de l'APUR, en rouge sont représentées celles dont les trottoirs ne permettaient pas de respecter la distanciation sociale (2,5m) © Vraiment Vraiment

Penses-tu que comme le web l’espace public devrait être numérisé ?

Il est certain que les villes manquent de données lorsqu’elles veulent étudier et modéliser leur espace public. Peu de villes sont capables de localiser, voire même de quantifier précisément leur mobilier urbain, végétaux. Ne parlons pas des types d’occupation des espaces et encore moins la réglementation qui s’y applique. Les acteurs de la ville sont encore très “papier crayon” et “réunion sur place”.

Des services comme l’APUR (Atelier Parisien d’Urbanisme) ont des données sur le trottoir, comme les végétaux par exemple, ou leurs dimensions. Ainsi que certaines données d’usage comme les trottoirs favorisés pour des parcours sportifs.

Certaines startups posent des boîtiers avec des “caméras RGPD” sur des points hauts : elles permettent de savoir si une place de stationnement est occupée par exemple mais ne savent pas encore distinguer une voiture d’un vélo cargo.

Le sujet des usages de solutions numériques dans l’espace public dépasse le trottoir lui-même : le fait qu’un opérateur comme Google Maps soit aussi hégémonique dans les mains des piétons, des livreurs et autres usagers du trottoir, fait réfléchir. Cela interroge sur la perte de compétence (au sens réglementaire et technique) des collectivités.

On ne sent pas venir de concurrence publique ou “neutre”, la seule concurrence à Google Maps semble venir d’autres acteurs privés. Et ce n’est pas terminé : les opérateurs de bornes de recharge, de click and collect, de mobilité…ont besoin de numériser le trottoire pour un parcours client de manière très précise.

Quid de la réglementation du trottoir ?

Il faut savoir que juridiquement le trottoir n’existe pas. Le CNSR (Conseil National Sécurité Routière) avait lancé un appel pour définir le trottoir. Mais il n’est pas défini dans le code de l’urbanisme ni dans le code général de la propriété des personnes publiques. Le code de la route contient certaines spécifications. Une partie des règles sont dans la réglementation relatives aux personnes en situation de handicap. Mais les règles portent plus sur les obligations pour permettre aux piétons de circuler qu’un statut juridique proprement dit.

Le trottoir n’est pas un objet de réglementation en tant que tel : c’est l’objet de plein de réglementations différentes. Et chacune le regarde à sa manière : le piéton, l’automobiliste, le livreur. La sécurité, l’urbanisme, les réseaux, les pompiers,...

Si une solution comme DiaLog permet à la fois d’apporter les avantages de la numérisation du trottoir et de la diffusion de sa réglementation tout en garantissant la compétence des collectivités, c’est un projet intéressant à suivre !

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